#Nomanager : Le retour du roi
L’intérêt pour le mouvement #nomanager bat son plein. Les articles et les réactions enthousiastes fleurissent dans la presse sur le net comme dans la vraie vie. Qu’est-ce qui rend un sujet traditionnellement réservé aux experts aussi actuel, intéressant et vivant ? Poursuivons l’exploration commencée (1) afin d’en tirer les premiers enseignements.
Depuis la publication de la première tribune sur le sujet, je vais de surprise en surprise. Tout d’abord l’ampleur de la vague d’intérêt. Ensuite, l’ancienneté des innovations managériales misent en avant (30 ans pour FAVI, 50 ans pour Gore); enfin le retour sur le devant de la scène d’un livre, Liberté&Cie, vieux de 5 ans, une éternité en management. Alors je me suis interrogé. Que se passe-t-il ? Serait-ce le numérique, la révolution digitale ?“Dans l’économie de l’immatériel, le capital est essentiellement organisationnel” analyse Augustin Landier dans les Echos, ce qui expliquerait alors l’exploration de ce champ habituellement délaissé? Plus généralement, serait-ce le “tsunami” des réseaux sociaux qui mettra “la hiérarchie cul par-dessus tête” comme le prédit Sid Mohasseb de WiseWindow (5). Difficile de tout relier au numérique. Serait-ce un mouvement plus général concernant le rapport au pouvoir ? Les liens entre cette réflexion organisationnelle et celle que mène Alexandre Jardin à longueur de chroniques sur le nécessaire rééquilibrage du pouvoir dans notre pays est frappant. Pourtant le mouvement dépasse largement notre pays ou l’Europe (pour mémoire Morning Star vient de Californie). Serait-ce un simple effet de mode alors ? J’en doute, même si l’engouement peut partiellement y ressembler, le mouvement me semble trop général et trop sincère comme l’attestèrent mes observations rapportées plus bas. Alors ? Devant cette vitalité proprement printanière, toutes ces explications possible j’avoue humblement que je ne cherche plus à mesurer ni la puissance de la vague ni son origine. Je me borne à constater son existence et à chercher à en tirer des enseignements.
Les livres (2), les différents mouvements, les exemples d’entreprises (3) qui fleurissent cherchent à promouvoir une autre manière de s’organiser et de manager. Qu’ils appellent cela le “manager au service” de ses collaborateurs(4), “l’inversion de la pyramide”, la “subsidiarité”, la “délégation” ou “l’autonomie” pour reprendre les mots employés, j’observe des organisations qui emploient 3, 20, 120, 600, 1 500, 2 500, 20 000 voire 50 000 personnes réfléchir, tester où se lancer. Quelles soient familiales ou membre du CAC 40, qu’elles commencent par le CODIR (ou le COMEX c’est selon), ou les opérations, toutes elles agissent, discrètement.
Deux facteurs préoccupent les dirigeants avec lesquels je discute : l’efficacité et une certaine insatisfaction. Dans certaines corporations les structures, devenues très compliquées, génèrent des coûts et de la non-qualité qui elle-même engendre un surcroît de structure pour vérifier et revérifier. Yves Morieux du BCG dans une excellente intervention sur TED (6) parle de “complicatedness” qui engendre ces coûts, des résultats faibles et un désengagement des collaborateurs. “Going flat”, alléger la structure permet de gagner sur ces trois tableaux, ce qu’un dirigeant nous a résumé avec le bon sens qui caractérise les industriels par une jolie formule “ils [les opérationnels] se disaient qu’il commençait à y avoir beaucoup d’Audi sur le parking”. D’autres dirigeants après s’être forgé la conviction que leur métier allait changer et que ne sachant ni où ni comment, décidèrent que ce qui pourrait le plus aider l’organisation à réagir c’était de “développer l’autonomie des collaborateurs” afin d’accroître sa réactivité. D’autres enfin, sans que cela soit exclusif, marquent une préférence pour une gestion déléguée où ils “portent” moins le quotidien. Unanimité frappantes, ils finissent généralement leur évocation par quelque chose du genre “et puis ce serait quand même mieux pour tout le monde” montrant par là leur aspiration à un changement de relation managériale qui ne les satisfait au fond pas plus que leurs collaborateurs.
Cette insatisfaction de départ constitue la pierre angulaire de toutes les démarches dont j’ai pu prendre connaissance. Le célèbre Jean-François Zobrist réorganisa Favi, dans les années 70/80, sur le principe que l’ “homme est bon” car le principe précédent, qu’il fallait se défier de l’homme mauvais, ne lui convenait pas (7). Tous les exemples cités par Isaac Getz dans Liberté&Cie racontent ce même démarrage, tous les dirigeants que j’observe aussi. Comme le résume très bien Bernard-Marie Chiquet qui promeut l’Holacracy, les dirigeants ont “un choix à faire”(8) et ce choix se fonde autant sur leur raison (l’efficacité) que sur leur conviction (une autre relation managériale est possible). A ce stade je formule l’hypothèse que c’est majoritairement cette conviction qui créera l’engagement des salariés, des associés pour reprendre les termes de Gore. Certes une meilleure efficaccité apportera de la satisfaction(9), mais je crois avec Simon Sinek (10) que la cause apportera l’inspiration, que les gens choisiront un projet car ils croient ce que croit leur leader. Comment imaginer qu’il ne soit pas spécialement motivant de travailler dans une entreprise qui promeut réellement que “l’homme est bon” ? Au passage la productivité a grimpé de 20% lorsque ce principe s’incarna dans la suppression des pointeuses de FAVI.
Pourtant “Je compris que je ne pourrais pas compter sur leur consensus pour aller de l’avant et qu’il faudrait que je provoque, moi tout seul, une rupture franche et brutale, irréversible” (11) relate Jean-François Zobrist. Je trouve ce paradoxe magnifique, pour se passer de manager une entreprise a d’abord besoin… d’une décision forte de son ou de ses dirigeant(s). Ziemer, le second dirigeant de Harley Davidson l’exprimait clairement à propos de son prédécesseur “il faut un visionnaire pour affirmer qu’il existe un autre mode de fonctionnement” (12). Et j’ajouterais pour accompagner sa mise en œuvre pendant quelques temps comme le montrent en creux toutes les expériences.
Au-delà de l’effet de mode un intérêt profond et utile pousse les dirigeants et les organisations à remettre en question leur fonctionnement du pouvoir et pour ce faire elles ont besoin de dirigeants centrés sur l’efficacité et convaincus. Bien que je ne trouve pas le terme totalement approprié, Isaac Getz parle de libération à propos de ce mouvement. Suivant cette terminologie, comme la terre du milieu, les organisations ont momentanément besoin du “retour du roi” pour être “libérées”. Mais la comparaison avec la trilogie de Tolkien s’arrête là, car dans cette quête-ci le “retour du roi” ne signifie par l’aboutissement du voyage mais bien son commencement.
Passionnant : comment en rester là ?
Emmanuel Mas
(1) Voir la précédente chronique #nomanager = no future ? Pas si sûr sur le cercle des Echo
(2) Pour une liste non exhaustive voir l’excellente synthèse de Muriel Jasor dans les échos sous l’angle de l’innovation managériale.
(3) Comme exemple ‘public’ voir Sogilis à Lyon mis en avant par le Figaro. Pour d’évidentes raisons de confidentialités tous les exemples issues de mes propres observations sont “anonymisés”.
(4) Par exemple le mouvement de servant leadership qu’un des grands groupes met en place actuellement. Merci à Frédéric Haumonté pour la référence.
(5) Entreprise spécialiste de Massive Online Business Intelligence cherchant à tirer des prévisions de l’analyse des réseaux sociaux. Voir la vidéo TED à 1min 13 “It turns authority upside down” c’est moi qui traduis.
(6) La vidéo en anglais sur TED avec un adorable (et très compréhensible) accent français fait le lien entre productivité et engagement. http://www.youtube.com/watch?v=0MD4Ymjyc2I
(7) Beaucoup de choses ont été écrites sur Jean-François Zobrist. Je recommande vivement la lecture de l’original, son livre qui raconte “la belle histoire de Favi”. Il relate très simplement toutes les étapes, les difficultés. Du changement en vrai, plein d’humour, d’amour et de bon sens, excellente source d’inspiration. Une des vedettes du site d’édition à la commande lulu.com : http://www.lulu.com/shop/jean-françois-zobrist/la-belle-histoire-de-favi-lentreprise-qui-croit-que-lhomme-est-bon-tome-1-nos-belles-histoires/paperback/product-21398790.html
(8) L’Holacracy se présente comme une “technologie de management” permettant de se passer de manager (mais pas de structure). Voir par exemple le papier cité en commentaire de la précédente tribune qui explique comment se passer de manager : http://lexcellenceenholacracy.com/en-holacracy-il-ny-pas-de-hierarchie-ni-de-managers
(9) Dans les Mirage du Management Phil Rosensweig montre bien que la seule corrélation que l’on a pour l’instant démontrée était que les entreprises qui réussissaient avaient des salariés satisfaits. L’inverse (des salariés satisfaits font des entreprises qui réussissent) n’est pour l’instant pas rigoureusement démontré.
(10) Simon Sinek promeut l’idée de leadership par le sens (Start with Why) et résume extrêmement bien ses travaux sur TED :http://www.youtube.com/watch?v=sioZd3AxmnE
(11) Ibid, page 49
(12) Liberté&Cie page 338