Le budget dans la tempête : un coûteux divertissement ?

Ini­tia­le­ment publié sur le site web de 7&Associés en mars 2009

« Le pro­ces­sus bud­gé­taire est la pire chose qui existe dans les orga­ni­sa­tions modernes. Ce n’est rien d’autre qu’une négo­cia­tion interne qui n’a rien à voir avec la per­for­mance. »[1] ana­ly­sait Jack Welch en 2005, ce qui l’avait conduit a revoir entiè­re­ment ledit pro­ces­sus. Et pour­tant, le bud­get reste un des élé­ments clefs de la conduite des affaires, tout du moins dans les groupes fran­çais que nous fré­quen­tons. L’é­la­bo­ra­tion du bud­get appa­raît donc comme un para­doxe : à la fois « la pire chose » et aus­si la plus répan­due. Dans la période actuelle où les repères dis­pa­raissent les uns après les autres, le diver­tis­se­ment d’éner­gie dans le pro­ces­sus peut sem­bler coû­teux. Nous allons voir que l’ap­pro­fon­dis­se­ment de ce para­doxe fait appa­raître des pistes d’ac­tions concrètes.

« Une négo­cia­tion interne » nous dit M. Welch, certes mais pour­quoi est-elle si âpre ? Les habi­tués du pro­ces­sus le savent bien : dans les groupes qui le pra­tiquent, le bud­get sert à pré­voir l’ac­ti­vi­té (et donc à la gérer), ain­si qu’à com­mu­ni­quer (à sa hié­rar­chie, aux mar­chés…). Mais ce n’est pas tout, il sert aus­si à sanc­tion­ner. En fin d’année sui­vante les résul­tats seront éva­lués par rap­port au res­pect de ce bud­get. Comme cette éva­lua­tion condi­tionne sou­vent la rému­né­ra­tion variable, voire l’appréciation géné­rale du diri­geant, le res­pect du bud­get peut alors avoir des réper­cus­sions per­son­nelles pour ce diri­geant. L’élaboration bud­gé­taire recouvre donc l’anticipation de dis­cus­sions sala­riales, ce qui explique en par­tie l’ar­deur des négo­cia­tions[2]. D’autre part les connais­seurs le savent bien, hors évé­ne­ment excep­tion­nel, le res­pect du bud­get se « gagne » à la négo­cia­tion, pas dans la ges­tion quo­ti­dienne des opé­ra­tions. Ces deux constats incitent donc les mana­gers à négo­cier le bud­get le plus réa­li­sable pos­sible, en gar­dant quelques marges de manœuvre pour les impré­vus. Comme leurs patrons le savent (ils ont fait eux même la même chose) la dis­cus­sion bud­gé­taire devient un jeu de cache-cache pour esca­mo­ter et débus­quer ces « marges de manœuvre ».

Le pro­ces­sus bud­gé­taire peut donc être vu comme une sorte de jeu. Qui dit jeu, dit règles du jeu, et dans ce genre de sport, elles sont tou­jours impli­cites : pour mieux com­prendre explicitons-les.

Pour avoir à maintes reprises côtoyé les deux par­ties nous avons obser­vé que la négo­cia­tion se joue à deux niveaux paral­lèles : d’une part celui du busi­ness et d’autre part celui des inter­pré­ta­tions impli­cites (et par­fois incons­cientes). Au niveau impli­cite dis­tin­guons d’un pre­mier côté le patron. Ses inten­tions pour­raient se résu­mer de la manière sui­vante : « je sais que tu ne me donnes pas tes vraies pré­vi­sions, or j’ai besoin d’objectifs ambi­tieux pour mes action­naires, je vais donc essayer de décou­vrir tes vrais chiffres », et de l’autre ses mana­gers qui pour­raient pen­ser : « je sais que si je ne tiens pas mes chiffres ça va chauf­fer, alors je vais m’engager sur un niveau lar­ge­ment attei­gnable en te cachant la véri­té ». Paral­lè­le­ment, les dis­cus­sions busi­ness portent sur les nou­veaux contrats, les éco­no­mies réa­li­sables, les révi­sions de prix pos­sibles. Pré­sen­tée ain­si la situa­tion s’é­claire : la dis­cus­sion appa­raît comme une ten­ta­tive conjointe de faire faire à l’autre une chose (accep­ter les chiffres qui m’arrangent) en en pré­ten­dant une autre (ces chiffres sont l’expression de la seule réa­li­té éco­no­mique pos­sible). En somme un beau jeu de mani­pu­la­tion, où les deux acteurs prennent des rôles com­plé­men­taires et dont l’issue res­sem­ble­ra fort à un « je vous l’avais bien dit »[3], pas for­cé­ment très effi­cace (« je vous l’avais bien dit qu’on ne fer­rait pas le bud­get », si le mana­ger « gagne » la par­tie, où un « l’année pro­chaine je serais plus dur, car je vous l’avais bien dit que vous pou­viez le faire » si le diri­geant « gagne » la partie).

Ce jeu de cache-cache com­porte, comme tous les jeux de ce type, des effets per­vers. Le plus évident résulte d’un bud­get mal négo­cié, inat­tei­gnable par exemple. Croire que le bud­get est inat­tei­gnable va engen­drer chez les équipes en charge de sa réa­li­sa­tion une démo­bi­li­sa­tion (l’effort est vain car le but impos­sible). D’autre part le mana­ger peut inter­pré­ter la déci­sion de son DG qui « en remet une louche » pour reprendre une expres­sion consa­crée comme « vous ne savez pas ce qui est attei­gnable, moi je le sais à votre place ». Ce à quoi il répon­dra (à sa propre inter­pré­ta­tion) « si tu sais mieux que nous tu n’as qu’à le faire », de quoi il décou­le­ra un com­por­te­ment déres­pon­sa­bi­li­sé. Que ce com­por­te­ment soit le fruit ou la cause de leur inter­ac­tion, n’est pas vrai­ment la ques­tion. Ce qui compte c’est qu’une telle inter­ac­tion consti­tue un obs­tacle sup­plé­men­taire à la pleine res­pon­sa­bi­li­sa­tion du manager.

D’autre part, en rehaus­sant auto­ri­tai­re­ment l’objectif le diri­geant peut éga­le­ment nier une par­tie de la réa­li­té : si il abuse de son auto­ri­té pour faire cor­res­pondre une feuille de chiffre à sa volon­té, il lais­se­ra libre cours à la ten­sion vers la toute puis­sance qui anime tout homme de pou­voir et qui de ce fait l’éloigne de la réa­li­té. Or la réa­li­té est com­plexe. Elle est faite à la fois d’humanité (oui, ses mana­gers n’ont pas mis toutes leurs marges de manœuvre dans le bud­get car ils ont peur des consé­quences d’un échec) et de réa­li­té (l’objectif de crois­sance va deman­der de tels efforts qu’il serait dis­pro­por­tion­né de sanc­tion­ner quelqu’un pour ne pas l’avoir atteint). Lorsqu’il fixe l’objectif trop haut il nie une par­tie de la réa­li­té sous pré­texte qu’il a bien vu que ses équipes avaient peur, voire qu’elles lui men­taient, ce qui est par ailleurs tout à fait vrai. La concor­dance de ces deux réa­li­tés, humaine (le men­songe, la déres­pon­sa­bi­li­sa­tion…) et la réa­li­té « éco­no­mique » pour sim­pli­fier, explique en grande par­tie la com­plexi­té de l’exercice.

 

Par temps calme, nous obser­vons que les effets per­vers peuvent appa­raître lar­ge­ment négli­geables par rap­port aux béné­fices : lorsque plu­sieurs niveaux de mana­ge­ment ont inté­gré au fil des années les règles du jeu impli­cites, ils réagissent en sous éva­luant sys­té­ma­ti­que­ment leurs pré­vi­sions de l’année pro­chaine. Le diri­geant est donc clair­voyant lorsqu’il les pousse à don­ner plus, il œuvre pour la crois­sance glo­bale de son entre­prise. Même si les amal­games et les dis­tor­sions de res­pon­sa­bi­li­tés peuvent ren­for­cer les mana­gers dans leur com­por­te­ment pas­sif, le résul­tat final peut se révé­ler tout à fait satis­fai­sant. Obser­vant que beau­coup de diri­geants et de mana­gers s’accordent sur les incon­vé­nients du pro­ces­sus, mais que celui-ci per­dure, nous pou­vons faire l’hypothèse que tout le monde y trouve son compte. Certes le pro­ces­sus ne déve­loppe pas les mana­gers autant qu’il le pour­rait, il prend du temps, génère colère, frus­tra­tion, râle­ries sans fin et par­fois démis­sions ou exclu­sions ; en revanche d’un point de vue glo­bal, il per­met le déve­lop­pe­ment de l’entreprise, il per­met éga­le­ment aux « mana­gés » de conser­ver une posi­tion plus ou moins pas­sive, qui n’est pas sans confort ; donc pour­quoi changer ?

 

Comme sou­vent avec les pra­tiques de mana­ge­ment per­fec­tibles mais qui ne posent pas réel­le­ment de pro­blème, les incon­vé­nients peuvent se révé­ler dra­ma­tiques lorsque les condi­tions changent, comme en cas de crise. Pre­nons l’exemple d’une évo­lu­tion de dyna­mique du mar­ché, un ralen­tis­se­ment struc­tu­rel de la crois­sance, comme c’est le cas actuel­le­ment avec les mar­chés de la construc­tion ou de l’automobile par exemple. Les hypo­thèses impli­cites qui fai­saient que dans la période de crois­sance pré­cé­dente, la dis­tor­sion de la réa­li­té issue du pro­ces­sus bud­gé­taire était du second ordre (le mar­ché sous-jacent était de toute façon en crois­sance), prend une place pré­pon­dé­rante. Pour gérer, il devient alors cru­cial de col­ler le plus pos­sible à cette nou­velle réa­li­té, lorsque c’est pos­sible. Si le pou­voir exer­cé par le diri­geant, écrase les alertes et les facul­tés d’analyse de ses mana­gers, il devient alors un écran à l’information. Le bud­get, qui sert à pré­voir l’année à venir, ne per­met alors plus de faire remon­ter les intui­tions et les infor­ma­tions qui per­met­traient d’ajuster au mieux la ges­tion. Les consé­quences pré­vi­sibles sont claires : le bud­get ne sera pas res­pec­té. Lorsque le chan­ge­ment de ten­dance n’est pas trop bru­tal, cela pour­ra se repro­duire plu­sieurs années de suite. Dans un cas nous avons obser­vé qu’il avait mal­heu­reu­se­ment fal­lu plu­sieurs renou­vel­le­ments de diri­geant pour que la direc­tion du groupe se rende compte que ce n’était pas leurs capa­ci­tés qui étaient en cause, mais bien autre chose de plus pro­fond (le concept, le mar­ché, l’organisation du groupe lui-même).

Dans l’état actuel d’incertitude de l’économie ce méca­nisme peut abou­tir à des consé­quences beau­coup plus bru­tales. Avec la crise sys­té­mique, le chan­ge­ment de dyna­mique n’est plus sourd, mais sou­dain. De plus son ampleur est incon­nue : qui pour­ra pré­voir quel sera l’évolution du mar­ché, disons pour la construc­tion en France en 2009 par exemple ? Dans la période trou­blée que nous vivons, pour para­phra­ser War­ren Buf­fet : « les pré­vi­sions sont comme du poi­son, à conser­ver hors de por­té des enfants et des plus grands qui se com­portent [dans les affaires] comme des enfants »[4]. Or lorsqu’ils jouent à éla­bo­rer un bud­get en temps de crise, d’une cer­taine manière les diri­geants et leurs équipes se com­portent comme des enfants qui joue­raient à cache-cache pen­dant que la mai­son brûle. Les pré­vi­sions s’apparentent encore plus de d’habitude à de la pré­dic­tion. Si les méca­nismes de dia­logue en place entre diri­geants et mana­gers ne per­mettent pas d’analyser de manière fiable les infor­ma­tions déjà pré­sentes, l’ambiance géné­rale qui en découle risque d’aug­men­ter la pres­sion émo­tion­nelle qui est déjà forte dans le pro­ces­sus habi­tuel. La réflexion peut même en être tota­le­ment para­ly­sée, ou encore foca­li­sée sur des aspects rela­tion­nels (« il me ment ou pas, je suis sûr qu’il se fout de moi »), qui prennent du temps et évitent de regar­der les pro­blèmes en face.

Que faire nous direz-vous ? Se pas­ser de bud­get ? Est-ce réel­le­ment pos­sible ? Et dans ce cas com­ment gui­der l’action, savoir où l’on va, ne pas céder à l’angoisse de l’inconnu ? En effet sans objec­tif, une des fonc­tions fon­da­men­tale du bud­get n’est plus rem­plie : celle de repère, de cadre, qui ras­sure et guide. Car s’il a beau­coup de défaut le bud­get a cet avan­tage de four­nir une ligne à quoi se com­pa­rer, se rac­cro­cher en cas d’arbitrage déli­cat. Lorsque le pro­ces­sus est ancré depuis long­temps, il devient l’étalon : tout le monde se réfère et se com­pare au bud­get. En cela il a une double fonc­tion très utile à l’organisation de don­ner du sens et de don­ner un cadre. Or s’il n’y a plus de cadre sur quoi s’appuyer, plus de repère, l’incertitude va aug­men­ter, et la déper­di­tion d’énergie vers autre chose que la conduite des affaires (l’agitation, râler, fuir dans des tâches impro­duc­tives) va elle aus­si aug­men­ter. L’organisation a besoin de repères.

Pour construire des repères en période incer­taine, pour don­ner du sens, il semble qu’il existe une méthode, ou plu­tôt une méta-méthode. Elle consiste à revi­si­ter et à désa­mal­ger les dif­fé­rentes fonc­tions du pro­ces­sus bud­gé­taire. Nous pou­vons résu­mer ces fonc­tions à cinq enjeux : don­ner un cadre, orien­ter l’action, com­mu­ni­quer, sanc­tion­ner et gérer. Ensuite il s’a­git de trai­ter sépa­ré­ment chaque enjeu pour ce qu’il est en l’i­so­lant des inter­ac­tions avec les autres enjeux. En cas­sant l’amalgame, la dyna­mique pro­fonde qui don­nait nais­sance au jeu est bri­sée. C’est cela qui per­met la « reprise du travail ».

 

Par exemple c’est cette méthode que suit Toyo­ta[5] lorsqu’ils ont annon­cé aux mar­chés qu’ils ne feraient plus de pré­vi­sion pour 2009. Ce fai­sant ils dis­so­cient la pré­vi­sion (qu’ils sont bien obli­gés de faire pour pilo­ter l’ac­ti­vi­té de leurs usines) de sa com­mu­ni­ca­tion. La libé­ra­tion appor­tée par cette dis­so­cia­tion explique sans doute que depuis beau­coup leur aient emboi­té le pas. De même lorsque GE[6] revoit le sys­tème d’évaluation de ses mana­gers du fait de la crise, ils découplent la rému­né­ra­tion des diri­geants des pré­vi­sions, pour la lier à l’ur­gence du moment, la géné­ra­tion de Cash Flow. Ils res­tent ain­si dans la logique de Jack Welch, ali­gnant les outils sur les enjeux.
Tous les diri­geants n’ont pas la lati­tude d’abandonner les pré­vi­sions ou de chan­ger le sys­tème d’évaluation, nous direz-vous. C’est vrai, cepen­dant même sous cette contrainte nous avons obser­vé (en l’ac­com­pa­gnant) que la cla­ri­fi­ca­tions des fonc­tions du bud­get per­met de désa­mor­cer une grande par­tie des jeux en cours et d’orienter l’énergie vers l’action, par exemple en ratio­na­li­sant un pro­ces­sus empi­rique de prévision.
Au plus fort de la tem­pête, lorsque les outils comme le bud­get ne fonc­tionnent plus très bien, le rôle du diri­geant devient cru­cial : il lui faut don­ner des repères quand les cadres habi­tuels volent éclat, revi­si­ter les habi­tudes pour évi­ter la para­ly­sie, cou­per court aux diver­tis­se­ments d’énergie pour les orien­ter vers l’action. N’est-ce pas une mis­sion exal­tante dans une orga­ni­sa­tion moderne ?

 

 

Références projets

Ces élé­ments sont basés sur des pro­jets que nous avons accom­pa­gnés. Pour en savoir plus vous pou­vez nous contac­ter.

 

[1] “The annual bud­get review is the worst thing that hap­pens in the modern orga­ni­za­tion. It’s nothing but an inter­nal nego­cia­tion – it has nothing to do with com­pe­ti­ti­ve­ness.” Jack Welch, 12 sep­tembre 2005, cité dans Best of Rot­man volume two, uni­ver­si­ty of Toron­to, 2006. Tra­duc­tion de l’auteur.

[2] Et les erreurs qui peuvent en décou­ler car ils sont en effet face à un des trois obs­tacles qui empêchent les diri­geants intel­li­gents de prendre les bonnes déci­sions, voir CAMPBELL, A. ; WHITEHEAD, J. ; FINKELSTEIN, S. Why Good lea­ders make bad deci­sions, Har­vard Busi­ness Review, fevrier 2009.

[3] Plus tri­via­le­ment, « je te tiens mon salaud », sur les jeux de mani­pu­la­tion en entre­prises, voir CARDON, A. 1995, Jeux de Mani­pu­la­tion, les édi­tions d’organisation dis­po­nible en télé­char­ge­ment sur http://izibook.eyrolles.com/theme_et_tag/2/Entreprise/83/coaching .

[4] BUFFET, W, Berk­shire Hat­ta­way Let­ter to Sha­re­hol­ders, 1992 .Tra­duc­tion de l’auteur.

[5] « Les mar­chés changent chaque semaine, voire chaque jour. Mal­heu­reu­se­ment, nous ne pou­vons faire aucune pré­vi­sion à ce stade » Kat­sua­ki Wata­nabe dans les échos du 23 jan­vier 2009

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