La lettre de Léosthène n°439 — mafias et management
La lettre de léosthène n°439
Quatrième année. Bihebdomadaire. Abonnement 300 euros.
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Quand le parrain surpasse le manager…
“ La crise économique mondiale ne touche pas la mafia, première entreprise italienne, une grande holding dont le chiffre d’affaires atteint 130 milliards d’euros ” nous dit le rapport de la Confesercenti (1) qui regroupe quelque 270.000 entrepreneurs italiens. Si nous faisons fi, pour l’instant, du côté obscur de leurs méthodes, du business back up by murder, il semble que les systèmes mafieux puissent nous dire quelque chose sur l’art du management, surtout en temps de crise – très au-delà de l’anecdote.
Commençons par une histoire. Il était une fois, vers le milieu du XIXe siècle, deux poignées de vauriens sans instruction issus des régions les plus pauvres d’Italie, la Campanie et la Sicile. Vauriens qui, pour survivre dans un environnement économique et social défavorable, décidèrent, chacun de leur côté, de s’organiser pour faire des affaires sans regarder aux moyens. Et leurs petites activités initiales ont prospéré pour devenir de véritables multinationales, Mafia spa, comme le souligne la Confesercenti.
Comment parlent-ils d’eux-mêmes ? Ils ne disent pas “ je suis camorista ” ou “ je suis un casalesi ”, mais “ j’appartiens au système de Casal di principe ” ou “ j’appartiens au système de Secondigliano ”. Ainsi laissent-ils laissent entendre qu’une mafia n’est pas “ simplement ” une organisation, mais qu’elle est un système (2). Or la force première d’un système est d’être très stable (homéostatique dans un jargon de consultant).
Et l’histoire des mafias montre qu’elles sont effectivement très stables : elles résistent au temps, aux procès fleuves qui les décapitent régulièrement, aux guerres intestines qui les ravagent. Le chiffre d’affaires généré (de plus de 30 milliards d’euros annuels pour chacune de celles qui nous intéressent, pour ne pas parler de la marge) les situe au niveau de multinationales dignes de figurer au CAC 40. Plus important encore, les mafias ne connaissent pas la faillite. Cosa Nostra existe sous sa forme actuelle depuis 1860, rejoignant en quelque sorte General Electric et Procter&Gamble au panthéon des entreprises bâties pour durer. Elles semblent insubmersibles. Ce sont des systèmes qui ont élevé la stabilité (l’homéostasie) à un niveau de performance très élevé.
Ces organisations sont par ailleurs d’excellentes machines au sens opérationnel du terme. Elles n’ont pas de budgets compliqués, pas de tableaux de bord, ni d’armée de contrôleurs de gestion et sont pourtant extrêmement bien gérées. Elles sont jusqu’ici dirigées par des autodidactes qui réussissent avec brio leurs diversifications stratégiques partout dans le monde. Au sommet de leur art, ces systèmes sont des horloges, des organisations précises et complexes, parfaitement adaptées à leurs environnements auxquels elles s’adaptent de manière continue. Rustiques, elles appliquent d’excellents principes stratégiques, sans les avoir appris.
Qu’importe le secteur, pourvu qu’il soit possible de trafiquer, de détourner les règles pour augmenter le profit. Et à cela la Camorra excelle. Mettre ensuite en place une organisation professionnelle est une seconde nature : à l’exemple d’une usine automobile, se relaient chez les dealers de Secondigliano une équipe du jour et une équipe du soir. De même la précision des transbordements maritimes de contrebande au large de Naples ferait-elle pâlir d’envie le patron des opérations de Fed-Ex… Et les exemples pourraient se multiplier, nombreux, sur tous les segments du trafic. Le métier de base de la Camorra est le trafic, et elle a décliné ce savoir faire sur tous les segments attractifs générés par la société post-moderne, jusqu’en Ecosse et au Canada.
Comme dans tout système « réseau », la Camorraa une gestion souple de sa frontière. Il est possible d’appartenir au système (être sentinelle ou dealer) sans appartenir au clan, et donc sans bénéficier de la protection juridique. Cela permet de saisir rapidement les opportunités de se diversifier sur de nouveaux trafics sans faire grandir l’organisation. Et toutes les autres caractéristiques du système (stratégie, valeurs, process, équipes) sont cohérentes avec cette faculté d’extension du savoir-faire (détourner les règles pour profiter de l’échange).
De son côté Cosa Nostra est sicilienne, originaire de la plus grande île de la méditerranée. Initialement les mafiosi gardaient les propriétés des latifundiaires ou des propriétaires de vergers d’agrumes, et monnayaient à la fois leur protection et l’attribution des fermages. Ils ont étendu le savoir-faire (et le profit) généré par ce contrôle du territoire à beaucoup d’autres domaines. Le métier racine est le contrôle de la terre, du territoire. Et comme l’activité est illégale, l’impôt prélevé s’appelle extorsion de fonds.
Tels des barons des anciens temps, les mafiosi entretiennent, grâce aux revenus de ce contrôle, une armée qui leur sert à asseoir leur pouvoir et à conquérir de nouveaux territoires. Leur stratégie de base consiste à contrôler un territoire et à rentabiliser ce contrôle (l’armée coûte cher, le contrôle en soi n’est pas très lucratif) par des trafics annexes (agrumes, vol de bétail puis trafic de stupéfiants, détournement de marchés publics…). Ils se comportent donc comme de petits chefs d’Etat parallèles. Cette prépondérance territoriale explique que leurs liens avec les hommes politiques soient très serrés, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, car les deux métiers sont – par ce côté – proches. Et Cosa Nostra a toujours su se rendre utile aux hommes politiques siciliens, voire italiens : son pouvoir d’intimidation permet d’orienter les voix des électeurs.
Le style de management de Cosa Nostra est féodal (né de la notion de territoire) et “romantique” autour d’un corpus de valeurs décrites comme chevaleresques et rustiques : ce qui compte, et qui assure la longévité du système, c’est l’existence de ces valeurs plutôt que leur justesse. Il ne s’agit pas de savoir si les “ hommes d’honneur ” le sont vraiment, mais s’ils le croient et s’ils se comportent de manière cohérente avec ce credo, sur le long terme. Comme dans tout système féodal, Cosa Nostra a une gestion très rigide de sa frontière, de qui est dedans (les hommes d’honneur) et de qui est dehors. Cela se traduit aussi, entre les familles, par le respect des territoires de chacun. Ce qui prévaut donc est le rapport de force. Ici encore, on le voit bien, la cohérence entre les différentes dimensions du système est très forte, et cette cohérence est une explication possible de la formidable longévité de cette « chose » (Cosa Nostra veut dire “ notre chose ”).
Similitudes et différences
En approfondissant les raisons du succès de la Camorra, il apparaît que la forte cohérence qui la caractérise se retrouve dans ses relations avec son environnement : l’organisation souple est par exemple adaptée pour vendre du “ traitement ” de déchets toxiques. Dans ce métier, il faut de bonnes relations avec les entreprises du Nord de l’Italie. Les dealers ou gardes du corps de base n’ont pas les caractéristiques requises pour déjouer la méfiance des entrepreneurs lombards ou piémontais. Il existe donc des intermédiaires un peu spéciaux, les stakeholders, qui sont recrutés parmi les couches éduquées de la société. Ils servent de brokers. Sans appartenir formellement à l’organisation, ils disposent d’un travail bien rémunéré, rare en Campanie, et les clans trouvent en eux le maillon qui leur manquait pour entrer en relation avec leurs clients. Le même phénomène de partenariat se répète dans le trafic de haute couture ou dans celui du lait. C’est un rapport pragmatique et gagnant-gagnant.
Une des différences fondamentales entre la Camorra et Cosa Nostra tient donc à leur rapport à leur frontière : fermée et bien gardée pour Cosa Nostra, ouverte et poreuse pour la Camorra. Ce rapport particulier, issu de la façon de penser consubstantielle au métier racine, explique aujourd’hui les différences de croissance : pour pouvoir croître rapidement dans un monde ouvert et mondialisé, il vaut mieux avoir un rapport souple à la frontière. Et les faits le prouvent : en 1946, Lucky Luciano parrain américain lié à Cosa Nostra, s’exile à Naples en récompense de l’aide qu’il a apportée lors de la campagne de Sicile en 1943. C’est sous son impulsion que le trafic, de cigarettes pour commencer, a pris de l’ampleur à Naples. A cette époque la Camorra faisait figure de petite bande de voyous comparée à la puissante Cosa Nostra. Mais la souplesse de la première et la rigidité de la seconde ont permis qu’en quelques années l’écart soit totalement réduit. En terme de business on dirait que le challenger a rattrapé le leader. Et la principale explication vient de ce rapport à la frontière.
Au-delà des différences de formes, des éléments apparaissent comme communs dans le système relationnel des mafias :
- Il existe un rite initiatique qui marque l’entrée dans le système. Celui-ci peut être simple (comme dans le film Gomorra), plus spirituel comme il serait pratiqué au sein de Cosa Nostra, ou encore à palier (entrer dans un système ce n’est pas entrer dans un clan). Mais il y a toujours une action symbolique qui marque la différence entre dedans/dehors.
- Il existe des garanties qui sont accordées aux membres, notamment en cas d’incarcération : salaire versé, assistance par les avocats du système, appuis politiques dans le cas de Cosa Nostra. A cet égard, pour la Camorra, faire partie du clan donne le droit à cette protection, ce que ne permet pas la simple appartenance au système (pour une sentinelle par exemple). Ces protections jouent donc le rôle de renforcement positif de l’entrée dans le système.
- Il existe enfin des sanctions pour ceux qui enfreignent les règles. Assez simplement, ceux-ci sont éliminés, d’une manière souvent en rapport symbolique avec leur faute. Ces organisations exécutent beaucoup — dans la quasi majorité des cas il s’agit de leurs propres membres. C’est un renforcement négatif, qui demande temps et énergie à l’organisation, et qui est sans doute sa caractéristique principale : les obstacles au pouvoir sont éliminés, détruits, d’une manière régulière. On pourrait presque dire que c’est le premier “ métier ” de ces systèmes, au sens où c’est peut-être à cette activité qu’ils consacrent le plus de temps : entretenir la peur et donc l’obéissance au pouvoir du système. C’est ainsi qu’il “ retiennent ” les talents (ou du moins tentent de les canaliser).
Les relations au sein des mafias semblent donc organisées de manière à créer, entretenir et renforcer, au prix le plus élevé, la conformité au système. Le contrôle devient en quelque sorte chez elles le facteur principal, avant l’enrichissement, comme l’illustrent les trains de vies modestes, voire frugaux, que menèrent des parrains des parrains (Toto Rina, Provenzano) qui disposaient par ailleurs de véritables fortunes. Avançons l’hypothèse que ces deux organisations, comme toutes les autres, poursuivent deux objectifs spécifiques : un objectif officiel (une stratégie) et un objectif implicite (on pourrait dire inconscient) mais tout aussi partagé. L’objectif implicite qui apparaît ici est alors le contrôle, le commandement.
Les limites du contrôle
On peut considérer le meurtre, comme nous l’avons vu plus haut, comme un instrument pour asseoir la peur, mais on peut aussi, au niveau personnel, le voir comme une décharge de colère sur un objet expiatoire. Cette deuxième façon de voir peut très bien être mise en parallèle avec des manifestations évidemment moins dramatiques mais elles aussi brutales : elles ont lieu dans les entreprises, dans certains cas de licenciements pour “incompatibilité avec la direction”. Or, il est intéressant de noter que, dans le cas de Cosa Nostra, toutes les périodes où le meurtre a été pratiqué avec excès ont été des périodes de danger pour l’organisation. Ce libre cours laissé à la colère provoque beaucoup de démissions (de “ repentis ” dans le vocabulaire adéquat pour la mafia, c’est-à-dire de membres qui rompent l’omerta et collaborent avec la justice).
Il serait illusoire de croire que ce problème relève uniquement de “patrons” colériques. Faisons l’hypothèse que le point central n’est pas la colère, mais plutôt la volonté de contrôle : la colère n’est alors que l’expression d’une frustration, d’un obstacle sur la route du pouvoir. Tout contrôler, c’est à l’extrême, comme un enfant qui casse ses jouets, détruire les obstacles. Mais si les obstacles sont détruits avec trop d’acharnement, plus personne ne veut jouer, car le jeu (le gain espéré) n’en vaut plus la chandelle (il y a trop de risques de se faire éliminer).Par exemple, dans la « guerre » contre le juge Falcone, une des réactions privilégiées a été de renforcer toujours plus le contrôle, ce qui revient à “ faire toujours plus de la même chose ”. Cela a été fatal au capo di tutti capi de l’époque (Toto Rina) et a mis l’organisation en danger.
Du côté des entreprises, un des sous jacents implicites de la business science, repose justement sur un mythe du contrôle : une information nécessaire aux décisions toujours plus précise, des prévisions qui deviennent des graals, un processus budgétaire de plus en plus complexe. Ce faisant, implicitement, les entreprises sont piégées dans ce mythe et reproduisent le même problème racine que Cosa Nostra. Or la méthode ne fonctionne pas toujours, voire ne fonctionne jamais en cas de crise grave. Au-delà des conséquences sur les hommes, le paradoxe posé par ce mythe tient à ce que l’on croit être la solution est aussi la source du problème – quand il faut changer sa représentation du monde.
Chacun devine que cette analyse a été faite autour de l’entreprise. Serait-elle pertinente si l’on parle des nations, de leurs relations de compétition, des rapports qu’elles établissent (gagnant-gagnant ou domination ?), de leur rapport aux frontières, des valeurs qu’elles portent, de leur manière de les défendre, de leur adaptabilité au changement ? De leur volonté de “contrôle” des systèmes internationaux, par exemple ? Serait-elle pertinente à Washington, aujourd’hui même, où l’on tente de définir un Bretton Woods II ?
Nous parlerions alors de géopolitique. Une autre histoire ?
Emmanuel Mas
emmanuel.mas@lynxanalyst.net
Notes :
(1) Voir le rapport de la Confesercenti disponible en italien (PDF) : http://www.confesercenti.it/documenti/allegati/2008sosimp.pdf La Confesercenti regroupe quelque 270.000 entrepreneurs, commerçants et artisans spécialisés dans le tourisme et les services.
(2) Par système, nous entendons la définition que nous employons classiquement dans notre métier et que nous empruntons à Jacques-Antoine Malarewicz : un système est un ensemble d’éléments en interaction dans la poursuite d’une ou plusieurs finalités.
Dans l’actualité des mafias :
l’AGEFI.ch, le 11 novembre 2008 (Rome) La crise ne touche pas la mafia, première entreprise italienne (rapport), http://www.agefi.com/Quotidien_en_ligne/News/index.php?newsID=204015&PHPSESSID=e71481f11a41232c76999bf69fa3ded6
Le Temps.ch, le 12 novembre 2008, Yves Petignat (Berlin), La mafia de Charlottenburg http://www.letemps.ch/template/transmettre.asp?contenupage=nlreader&page=newsletterdisplay&id=13&NLArtID=15124
Les Echos, le 7 novembre 2008, La Mafia sicilienne se met au développement durable http://www.lesechos.fr/info/france/4794749-la-mafia-sicilienne-se-met-au-developpement-durable.htm
Le Devoir (Canada), le 17 octobre 2008, Maroc Bélair-Cirino, Sentence suspendue pour le patriarche de la mafia http://www.ledevoir.com/2008/10/17/211039.html
Références théoriques et bibliographie :
- Dickie, J. 2007, Cosa Nostral’histoire de la Mafia sicilienne de 1860 à nos jours, Buchet-Castel
- Saviano, R. 2008, Gomorra, Gallimard. Site : http://www.robertosaviano.it/index.php?&LANG=FR
— Collins, J. ; Porras, J. 1996, Bâties pour durer, First Editions,
- Malarewicz, J‑A. 2005, Systémique et Entreprise, Village Mondial,
— Peters, T. ; Waterman, R. 1983, Le prix de l’excellence, Intereditions,
Léosthène, Siret 453 066 961 00013 FRANCE APE 221E ISSN 1768–3289.
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