Des métarègles comme alternative à la gestion de projet académique
« Nous avons un projet stratégique qui patine », « Nous avons lancé un grand projet de réorganisation et nous nous rendons compte que nous avons du mal à travailler efficacement en transverse», « nous avons mené plusieurs projets informatiques complexes et à chaque fois nous nous rendons compte que nous peinons à travailler en mode projet ». Voici quelques-unes des phrases que nous entendons régulièrement venant de dirigeants qui nous contactent.
La première fois que nous avons entendu ces difficultés, nous nous disions que c’était spécifique à l’entreprise, la deuxième fois nous nous sommes dit qu’il devait y avoir sans doute des traits culturels communs entre les deux organisations. Il a fallu attendre la troisième fois pour que nous envisagions que cette difficulté pouvait avoir une origine plus large. Considérant cette répétition chez nos clients, nous nous sommes rendu compte en échangeant avec nos confrères que le problème concernait beaucoup d’organisations et de situations, nous avons donc décidé d’approfondir les bases communes à ces questions. Pour ce faire nous nous sommes appuyés sur l’expérience constituée par les projets que nous avions accompagné avec des objectifs allant du management à l’informatique en passant par la performance ou la cohésion d’équipe d’une part et d’autre part sur la recherche universitaire concernant la gestion de projet.
Combinant expérience et théorie, explorant à travers des expérimentations concrètes le bien fondé de nos recherches nous avons construit un outil efficace pour aider à résoudre les questions citées en préambule. Pour être bien clair sur ce que l’on peut attendre d’un tel outil, nous nous proposons d’expliciter ici notre cheminement.
La méthodologie officielle de gestion de projet
La méthodologie officielle est implicite
Les grandes lignes [1] de ce qu’il est convenu d’appeler le « Mode projet » découlent des travaux de normalisation du Project Management Institute, ou PMI [2], organisme de normalisation Nord-Américain qui regroupe des professionnels de la gestion de projet depuis les années 60. Cet organisme a élaboré un corpus théorique très complet qui a été repris dans ses grandes lignes et grands principes par tous les organismes certificateurs de type Afnor et dans la plupart des formations en management. Ce corpus est publié intégralement dans le PMBOK (Project Management Book of Knowledge[3]) et remis à jour régulièrement.
Assez implicitement cette théorie est devenue la norme communément admise concernant la gestion de projet, l’unique manière enseignée pour gérer des projets, présentée bien souvent comme la seule façon rationnelle de le faire. Beaucoup de managers et tous les dirigeants en connaissent les grandes lignes, en revanche peu savent d’où elle vient, ce qui est souvent le cas avec les théories sous-jacentes au « management ». Plus gênant, beaucoup pensent tout bas que cette théorie est lourde et pas très réaliste (pour rester correct) et ne l’utilisent pas ou très peu, ceci expliquant cela.
Les réalités de la mise en place
Ces managers dubitatifs se révèlent avoir des raisons fondées de remettre en cause le corpus car à l’usage dans beaucoup d’organisation la mise en place des « outils de gestion de projet » ne va pas sans difficulté. Non seulement l’ensemble des outils est parfois très lourd à mettre en place (qui n’a jamais peiné sur un diagramme de Gant en début de projet pour ne plus jamais y retoucher ensuite ?) mais en plus toute la peine et les efforts pour le mettre en place n’empêchent pas les fiascos.
Pour faire bonne mesure il faut rappeler et reconnaître que cette théorie a permis l’essor de projets d’une complexité extrême, qui, sans elle, auraient été ingérables. Mais au vu des dérapages parfois colossaux de certains projets pourtant menés par de grands professionnels (que l’on pense à l’EPR ou plus prosaïquement à la mise en place d’un ERP dans bien des groupes) l’on peut affirmer que ce cadre de travail qui se présente comme absolu se révèle bien souvent incapable de produire les effets espérés dans les délais prévus.
Pourquoi nous direz-vous ? « Parce que le cadre de référence n’a été que partiellement appliqué », répondront ses défenseurs. Et ils auront raison, bien souvent une analyse expost des projets montre que ceux qui échouent à atteindre leurs objectifs n’ont pas respecté scrupuleusement l’esprit ou la lettre de la méthode. Cependant plutôt que de rejeter directement la faute sur les dits managers, nous pouvons nous interroger : pourquoi des managers professionnels et consciencieux n’appliqueraient que partiellement ce cadre ? Seraient-ils tous séniles (pour rester correct encore une fois) ? Au vu des résultats que leurs organisations atteignent par ailleurs, cette hypothèse ne semble pas crédible. Alors que se passe-t-il ?
Le cadre de référence implicite ne serait-il pas obsolète ?
Deux chercheurs anglais[4] , Koskela et Howell, ont montré dans des travaux très intéressants que cette inadaptation pouvait s’expliquer par les hypothèses sur lesquelles s’appuie le cadre de référence de la gestion de projet, hypothèses qui seraient trop simplificatrices, pour reprendre le titre de leur article « la théorie sous-jacente à la gestion de projet est obsolète[5] » . Ainsi, par exemple concernant le diagramme de Gant l’hypothèse implicite est faite que l’on connaisse au démarrage d’un projet toutes les tâches à accomplir. En pratique cette hypothèse se vérifie rarement, surtout dans des projets de management ou de changements stratégiques qui par nature explorent l’incertain. Cette impossibilité de connaître à l’avance toutes les tâches à effectuer rend inefficace toute une partie de la méthodologie, le suivi de l’avancement du projet par le diagramme de Gant par exemple. A un niveau plus fondamental ces mêmes chercheurs démontrent que toute la théorie est assise sur une conception du management scindant d’un côté la décision et de l’autre l’exécution : les dirigeants savent et l’organisation (une pyramide généralement) exécute. Aujourd’hui, face à la complexité grandissante des organisations et de leurs environnements d’autres conceptions du management sont mises en place avec succès (organisation en réseau pour n’en citer qu’une seule) et bien des dirigeants ne pensent plus savoir mais délèguent une partie de la résolution des problèmes aux équipes opérationnelles. Ils n’ont donc pas la même vision, ou la même culture du management. Ainsi la culture, le style de management, les valeurs sous-jacentes nécessaires à la bonne application du cadre de référence de la gestion de projet se révèlent différents de ceux en place dans bien des organisations. Cette conception sous-jacente du management est assez marquée à la fois historiquement (année 60) et culturellement (ingénieur). Il est donc logique qu’elle se retrouve en décalage grandissant avec la réalité dans l’entreprise 50 ans plus tard, dans un monde ouvert, en mutation accélérée et dans des organisations de culture moins technique.
Au-delà de ces considérations explicatives, ce qu’il nous paraît important de retenir c’est que les conditions de management et de connaissance du projet à réaliser pour un bon succès de cette théorie sont très encadrées et disons-le, rarement réunies dans les cas qui nous occupent.
Du Handbook aux métarègles
Une alternative est-elle possible?
Pour autant, toute entreprise confrontée à une nécessité de projets doit bien se doter d’une méthode. Elle le fait souvent en adoptant une partie de ce corpus et en laissant le reste de côté, l’application partielle du cadre de référence évoquée plus haut. Or, discerner ce qu’il faut conserver n’est pas aisé.
Par ailleurs, certains des plus grands praticiens du projet rejettent en bloc et depuis longtemps cette méthodologie. Réunis au sein du club de Montréal [6], ils défendent une autre conception du mode projet, moins normative et plus basée sur l’adhésion de tous les acteurs [7]. Ce club regroupe une majorité de praticiens qui ont mis en pratique depuis longtemps cette vision dans des projets complexes tels que le lancement de la Twingo ou la construction du tunnel sous la Manche, la préservant ainsi de rester trop théorique.
La confrontation de la pratique et de la recherche universitaire les ont conduit à réduire la méthodologie de gestion de projet à un nombre très restreint de dimensions sur lesquelles des métarègles étaient non seulement à respecter mais surtout devaient être partagées par toutes les parties prenantes. Ces Métarègles fixent la manière de définir le fonctionnement du projet.
Par exemple, la première de ces dimensions concerne la clarification des responsabilités et des ressources afin d’éviter « qu’il y ait plus de barreurs que de rameurs ». Il s’agit de permettre que l’équipe projet n’ait pas à demander l’avis d’un grand nombre de personnes (par exemple marketing, technique, finance) à chaque changement au cours du projet, mais plutôt qu’elle sache comment gérer ces changements, informer les parties prenantes… En un mot qu’elle ait plus de liberté et donc de responsabilité. Ces règles permettent ainsi à l’équipe projet de s’adapter beaucoup plus facilement aux impondérables car les modalités de changements des règles sont claires.
Cette approche a été publiée par François Jolivet dans un ouvrage très dense et très pratique ; elle est utilisée dans de très grands projets avec beaucoup de succès, montrant ainsi que l’approche académique issue du PMI n’est pas la seule possible, une alternative existe bien.
Notre propre contribution
Ce préambule historico-critique nous semble important car il explicite la réflexion sous-jacente à la méthode que nous avons élaborée pour accompagner des équipes en mode projet : nous proposerons de les accompagner dans la production de leurs propres Métarègles et non dans la déclinaison d’un corpus préétabli. Ce faisant nous nous basons sur l’idée maîtresse du Club de Montréal, explicitée par François Jolivet en en étendant la portée.
En quoi en étendons-nous la portée ? Dans sa description des Métarègles, le Club de Montréal propose sur chaque dimension des règles plus souples, mais qui restent empreintes d’une certaine vision de l’entreprise. Ainsi, ils disent concernant la répartition des responsabilités « Le chef de projet est affecté à plein temps, […], il choisit les participants au projet,[…] il choisit les fournisseurs et prestataires […] ». Dans les premiers projets sur lesquels nous avons choisi d’appliquer cette méthode il se trouve que le chef de projet ne pouvait pas être à plein temps et qu’il ne pouvait pas non plus choisir tous les prestataires (ironie du sort, nous lui étions imposés). Devant cette question nous nous disions que le cœur de l’idée restait valable même si son application directe apparaissait problématique. Comment redéfinir ce cœur alors ? Après réflexion et discussion avec nos clients il nous semble qu’il pouvait se résumer ainsi : il est plus important pour une équipe projet de se mettre d’accord clairement sur les règles, par exemple de répartitions de responsabilités, que d’essayer de se couler dans des répartitions préétablies des responsabilités. L’application de ce principe aux métarègles donne que nous pensons qu’il est plus important pour une équipe projet de se mettre d’accord sur les dimensions clefs d’un projet que d’essayer d’appliquer un corpus externe, aussi simple soit-il.
Quelles sont ces dimensions clefs ? Pour le déterminer nous avons repris les cinq dimensions identifiées par les travaux du Club et de François Jolivet[8] auxquelles nous avons ajouté un sixième fruit de notre expérience, les finalités. En effet, nous avons constaté de manière répétée que dans bien des projets, les finalités, le sens du projet, n’étaient pas toujours aussi clairs ni partagés que l’on ne pouvait le penser. Des doutes sur ces finalités conduisaient bien souvent à des hésitations, voire à des organisations du travail qui ne permettaient pas d’atteindre les objectifs.
Ces 6 dimensions que nous n’expliciterons pas ici en détails, constituent dont pour nous les 6 règles de règles qu’une équipe doit définir. Contrairement au Club de Montréal nous ne préconisons aucune modalité pratique sur ces 6 dimensions. En revanche, nous recommandons que chacune soit formalisée et claire pour tous les participants.
En quoi cela résout-il le problème de départ ?
S’adapter à la culture
Comme on le voit, par nature du fait de se créer ses propres règles, le principe des métarègles permet d’adapter le mode projet à la culture spécifique d’une entreprise. En effet, si c’est bien l’équipe de direction qui élabore ses propres règles, celles-ci seront conformes à sa culture par construction. Des travaux du club de Montréal et de notre expérience nous pouvons assurer que si dans un projet tous les acteurs s’accordent sur les 6 dimensions ci-dessus, c’est-à-dire sont capables de répondre de manière similaire aux questions posées, alors un projet aura toutes les chances de réussir, ou plutôt pour reprendre les travaux de François Jolivet, « 80% des projets qui atteignent leurs objectifs ont des métarègles claires contre 20% pour ceux qui ne les atteignent pas ». Notre expérience le confirme.
Pour prendre un exemple d’un sujet du comportement imaginons un groupe projet sans métarègle sur le sujet dans une culture hiérarchique. Le respect de la hiérarchie empêche bien souvent les gens de s’exprimer, surtout lorsque le problème risque de mettre le chef en porte-à-faux. Dire, comme le fait la gestion de projet classique, que chacun doit soulever les problèmes ouvertement est bien souvent illusoire, soit que la personne ne croira pas à cette consigne tellement éloignée de l’habitude, soit que le manager en laissera pas faire.
En revanche si l’équipe s’accorde réellement sur une modalité que ce soit l’appel au coach, une phase de régulation ou le fait de prendre le chef à part, où quoi que soit d’autre, cela permet :
- De résoudre le problème fonctionnel à savoir que les problèmes sont soulevés et non cachés.
- Que la règle soit faisable (pourvu que le coach n’induise pas trop) ce qui diminue la difficulté du changement.
- Comme tout le monde connait la règle, elle est plus facilement applicable et opposable.
Faciliter le changement
Nativement le fait de s’accorder et de penser ensemble de nouvelles règles permet de se créer une nouvelle représentation de ce qu’il faut faire et donc facilite le changement.
L’explicitation théorique demande des développements qui seront fait ailleursqu’il nous suffise à ce stade de rappeler que la psychosociologie nous enseigne qu’un des facteurs d’acceptation du changement dans les organisations consiste à aider les personnes à faire évoluer la manière dont elles se représentent cette situation, leur « rapport à » la situation dans le jargon.
Développer les managers
Intrinsèquement cette manière de procéder participe au développement des managers :
- C’est une méthode responsabilisante : en construisant mes propres règles, je prends la responsabilité de leur application naturellement. Ce n’est plus la conformité à des règles extérieures, mais à celles que j’ai participé à créer et dont je connais par construction le sens.
- C’est une méthode qui développe le management (la gestion du comment) : élaborer des règles c’est produire du « comment » et non du « quoi ». Produire du « comment » développe cette dimension essentielle du manager qui est de s’occuper d’organiser les choses et non de les produire lui-même.
- C’est une méthode qui permet la délégation car il est possible de déléguer une partie de l’élaboration des métarègles à l’équipe projet, voire à des groupes de travail ad ’hoc.
En guise de conclusion
Bien sûr cette simplification des outils de la gestion de projet ne les disqualifie pas pour autant, et le savoir-faire bien souvent acquis par quelques-uns au sein d’une organisation sur la gestion d’un projet se révèle très précieux lorsque vient le moment de formaliser ces règles. Cette approche par les métarègles n’exclut pas non plus les erreurs, les errements ou mêmes les échecs. Au contraire même elle cherche à s’en saisir pour en tirer de nouvelles règles, en faisant ainsi des sources d’apprentissage. Assurément le chemin n’est pas de tout repos, mais il semble que ce soit à ce prix qu’on puisse adapter la gestion de projet à une culture d’entreprise.
Emmanuel Mas
Initialement publié en Janvier 2012 sur le site de 7&Associés
A propos des auteurs
Cet article est basé sur deux projets réels et sur l’utilisation du cadre théorique spécifique au cabinet. Si vous souhaitez plus d’information vous pouvez contacter nous contacter.
Sources et bibliographie
- CARDON, A., 1992, Décider en équipe, Paris, Editions d’Organisation
- JOLIVET, F., 2003, Vade Mecum, manager l’entreprise par projet, Paris, Editions EMS
- LENHARDT, V. 1992. Les responsables porteurs de sens, Paris, INSEP Editions.
- ROUCHY, J. C. ; SOULA DESROCHE, M. 2004. Institution et changement, Toulouse, érès. page 21
- SCHUTZ W. 2006. L’Elément Humain, Paris, InterEditions
Notes
[1]Pour une histoire plus précise de la gestion de projet, se référer à GAREL, G. Pour une histoire de la gestion de projet, Revue Gérer et Comprendre, 2003, n°74.
[2]Voir plus d’information sur http://www.pmi.org
[3]Voir la liste des standards sur : http://www.pmi.org/PMBOK-Guide-and-Standards/Standards-Library-of-PMI-Global-Standards-Projects.aspx
[4]Voir le passionnant article The underlying theory of project management is obsolete de L. Koskela et G. Howell, disponible sur : http://usir.salford.ac.uk/9400/1/2002_The_underlying_theory_of_project_management_is_obsolete.pdf
[5]Traduction de l’auteur
[6]Pour une description du Club de Montréal voir le compte rendu d’intervention à l’école de Paris du Management fait par Jolivet (consultant, ancien chef de projet Spie Tunnel sous la manche), Navarre (Université Ottawa) et Dubreuil (Renault) http://ecole.org/seminaires/FS1/SEM107/VA040703.pdf
[7]Il est intéressant de constater qu’ ils sont tous d’origine francophone
[8]Qui sont dans l’ordre : Responsabilités, Process de développement, Gestion, Outils et méthodologies et comportement