Des métarègles pour coacher une organisation vers « sa » culture projet
Comment coacher une organisation qui souhaite mettre en place une culture « projet » ?
En accompagnant des projets j’ai été confronté de manière récurrente au dilemme suivant : face à la nouveauté pour mes clients d’une situation, ils posaient des questions auxquelles je pouvais répondre soit par le contenu (« pour le planning vous pouvez utiliser tel outil ») soit par le processus. La réponse processus s’avérait parfois trop abstraite pour ces personnes qui avaient besoin de concret. L’ajustement était permanent. Donc plutôt que de présenter ex abrupto une pratique figée ce qui ne rendait pas compte de ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire un ajustement constant, j’ai préféré relater ici sa construction, mon questionnement et mes choix.
Tout a commencé avec un projet informatique qui « patinait » depuis 18 mois. Ce projet était bien organisé, avec une équipe compétente, mais il « n’avançait pas ». Après avoir interrogé toutes les parties prenantes il apparut que chaque fois qu’une décision devait être prise en comité de pilotage, elle était mystérieusement reportée, renvoyée à une nouvelle instruction, à un approfondissement ou tout simplement non décidée. De plus certains se plaignaient de la présence dans le comité de plusieurs niveaux hiérarchiques (jusqu’à quatre) ce qui semblait entretenir une paralysie de la parole et de la décision. Je décidais d’observer leur réunion. Le directeur général, présent du fait de l’importance du projet, se révéla à l’origine des demandes d’approfondissement. Vu le stress lié aux enjeux il n’était pas en mesure d’accepter une autre organisation du travail. L’intervention a donc consisté à lui permettre de prendre conscience de la pertinence de son besoin et de ses conséquences. Il a ensuite décidé de dissocier deux instances : une en charge du pilotage des enjeux (donc de ses demandes) et une autre en charge de la gestion du projet dont il serait absent. L’organisation n’était pas conforme à la doxa du projet car une instance pour le « contrôle » du patron est contraire au principe de délégation. Mais comme il n’était pas possible de mettre en place cette délégation de manière complète, ils ont donc adapté le principe à leur capacité et le projet fut achevé en 6 mois.
Peu de temps après je fus confronté à un projet de démarrage de nouvelle usine. Le chef de projet déploya des efforts très importants pour mettre en place les outils de gestion de projet qui étaient tous rejetés par l’équipe ; la méthodologie imposée ne « prenait » pas, en revanche l’usine a été montée et livrée en un temps record sans outils classiques (Gant, Pert, fiche de cadrage…).
Devant ces deux situations je me suis longuement interrogé. Assez vite je me suis rendu compte que comme « tout le monde » je postulais implicitement qu’il existât une « méthode absolue » de gestion de projet ; j’ai donc décidé d’engager une exploration bibliographique à la recherche de méthodes ou pensées alternatives. Les interrogations que je pouvais avoir se trouvaient relayées par les chercheurs, ce qui m’encouragea dans mon exploration. Après avoir trouvé plusieurs analyses pertinentes mais peu pratiques (une compilation se trouve sur notre site Internet) je découvris un club un peu particulier. A partir du milieu des années 90 le Club de Montréal regroupa des universitaires et des praticiens chevronnés du projet cherchant une autre façon de mener à bien les projets que celle du Project Management Institute, seule méthode enseignée de nos jours, la doxa dont il est question plus haut. Des professeurs d’universités françaises et québécoises côtoyaient le responsable du lancement de la Twingo I ou celui du percement du tunnel sous la Manche. Ce club, brillant et un peu rebelle, a pu ainsi identifier que plus qu’une conformité à des règles précises, il était fondamental pour la réussite d’un projet que chaque participant ait une représentation claire des règles de fonctionnement. Seules quelques dimensions clefs comptaient comme les instances (notre premier exemple), les responsabilités, les méthodologies (notre second exemple), ou encore les indicateurs. Ils appelaient ces dimensions les métarègles. L’idée de base me sembla géniale : que tout le monde s’accorde sur des règles de fonctionnement, plutôt que d’essayer d’appliquer celles qui venaient de l’extérieur et se révélaient inadaptées. Ce principe correspondant à ce que j’avais observé dans les deux premiers cas et il permettait de faire de ces métarègles un outil de coaching : à partir d’une explicitation de la grille l’équipe pouvait construire sa propre solution. Quelle perspective !
Comment adapter ces principes à une réalité opérationnelle ?
Très peu de temps après cette découverte, un client nous demanda de l’accompagner dans un projet majeur de réorientation de son entreprise. Ce projet s’étalait sur plusieurs années et visait la mise en place de plusieurs changements importants tant dans l’organisation interne des unités que dans l’offre de service proposée. En tout une quinzaine de sous-projets avait été lancée lorsque j’ai commencé à intervenir. Le Comité de direction dans son ensemble reconnaissait que « nous ne savons pas travailler en mode projet ». Certains, comme le marketing, avaient la connaissance théorique du fonctionnement projet tel qu’il est enseigné, cependant ils déploraient la difficulté importante à travailler en transverse, avec leurs collègues des opérations, que ce soit les 6 directeurs régionaux ou les 120 responsables de BU.
Arrivant au milieu d’un projet déjà organisé, mon premier réflexe a été de vouloir faire un diagnostic. Or le Comité de direction était très opérationnel, c’est-à-dire absorbé par le contenu au sens ou l’entend Vincent Lenhardt. Cette centration, assez courante dans les organisations territoriales, a des impacts forts sur le fonctionnement des projets qui demandent une autre manière de travailler ; ce n’est pas nécessairement le contenu du travail qui change mais plutôt la manière de l’organiser, le « comment ? ». En mode projet je ne me demande pas seulement « que dois-je faire ? » mais aussi « avec qui ? Qui a besoin d’être au courant ? » Etc.…. Or pour des personnes très investies dans le contenu, cette transition n’est pas évidente (voir encadré) et un diagnostic externe allait rencontrer de ce fait de fortes résistances.
Cependant comme ce diagnostic restait nécessaire, j’ai proposé à l’équipe de direction de faire son propre diagnostic du projet. Pour cela nous leur avons expliqué la grille générique des métarègles puis nous leur avons demandé à chacun de se prononcer sur la clarté de chacune de ces six dimensions selon le processus du partage des représentations de Vincent Lenhardt. Chacun a ainsi pu exprimer son point de vue et entendre celui des autres. Ils ont ainsi été en mesure de se rendre compte de leur propre compréhension d’une part et du partage de celle-ci par les autres d’autre part. Le résultat fut éloquent car toutes les faiblesses du projet ressortirent. Peu de règles existaient et de ce fait il fut décidé par l’équipe de direction d’écrire les règles de fonctionnement du projet. Comme celui-ci avait été lancé, je proposais que cette écriture se fasse au fil de l’eau. L’expérience a prouvé la pertinence de ce choix car en se basant sur les questions qui surgissent de l’analyse de l’avancement du projet, il devient beaucoup plus facile de généraliser une règle à partir de la solution à un problème précis. Un comité de pilotage fut donc créé avec pour double mission de suivre l’avancement du projet et de proposer au Comité de direction des règles de fonctionnement issues de l’expérience, leurs propres métarègles.
Pendant plusieurs mois celui-ci a joué son rôle, à la charnière entre des chefs de « chantiers » qui reportaient leurs avancements et leurs questions et le Comité de direction dans lequel les métarègles et décisions majeures étaient arbitrées. Le dispositif a été complété par une formation des chefs de chantiers aux métarègles, formation conçue elle aussi dans l’objectif d’être un lieu d’évolution des représentations. Pour cela elle mêla temps didactique, temps d’échange des représentations et temps d’élaboration de règles laissées jusque-là en friche par le comité de pilotage et qui concernaient les comportements et les indicateurs. Nous avions en effet constaté que les dirigeants avaient intérêt à se concentrer sur des métarègles de Sens (les Finalités, les Responsabilités), que le comité de pilotage avait intérêt à se consacrer aux métarègles de processus (Instances, Méthodologies) et que les chefs de chantiers pouvaient se voir déléguer l’élaboration des métarègles de contenu (les Indicateurs et les Comportements).
La mise en place d’une telle intervention constitue pour nous une des facettes du coaching d’organisation. Pourquoi d’organisation ? Parce que les règles ainsi élaborées se diffusent dans toute l’organisation ; elles sont conformes à sa culture et elles apportent un changement dans son fonctionnement. Ces métarègles posent une question à l’organisation (par exemple « comment sont réparties les responsabilités ? ») et celle-ci y répond par une nouvelle règle de fonctionnement. C’est donc bien du coaching puisque c’est la question posée qui fait évoluer l’organisation. Autre raison, pour toutes les personnes impliquées par les travaux de groupe, cette intervention accompagne une transition identitaire. C’est encore une autre définition du coaching, mais attention : il serait illusoire de croire que des personnes non présentes dans les groupes de travail puissent vivre le même changement. Sur cet aspect-là, toute l’organisation n’est pas coachée.
Nous avons par la suite continué d’appliquer ce modèle et le dispositif qui l’accompagne dans de nombreux projets, toujours avec la même efficacité. Dans certains cas il fut même utilisé pour initier l’évolution d’une organisation de manière globale, mais c’est une autre histoire.
Un peu de théorie
La pratique discutée ici s’appuie sur trois outils théoriques majeurs dont on retrouvera les références complètes en fin d’article :
- La grille Contenu – Processus-Sens de Vincent Lenhardt,
- Les 6 dimensions du mode projet venant pour les 5 premières (Responsabilités, Instances, Méthodologies, Comportements et Indicateurs) des travaux du Club de Montréal synthétisés par François Jolivet et pour la sixième (Finalités) de notre propre apport, principalement de l’intuition de mon ancien associé Fabrice Clément,
- Le travail collectif sur les représentations comme levier de changement de l’ARIP, popularisé par Jean-Claude Rouchy,
Vincent Lenhardt a bien montré que le passage d’une centration du « Quoi », comme l’était l’équipe dans le projet décrit, au « comment » demandé par le mode projet impliquait une évolution identitaire, c’est-à-dire une évolution dans la façon que chacun avait de voir son propre travail. Cela soulève deux questions, la première : face à un nouveau mode d’organisation du travail (le mode projet) comment accompagner cette transition identitaire ? Et la seconde, plus technique : comment les aider à écrire leur propre mode projet alors qu’ils sont en quelque sorte analphabètes du « comment » ?
Pour aider ces dirigeants à apprendre cette nouvelle langue, en nous basant sur les travaux du Club de Montréal nous avons pu vérifier deux hypothèses clefs :
1– Le succès d’un projet repose sur la compréhension commune qu’ont ses participants de quelques règles de fonctionnement sur quelques dimensions structurantes. Il est plus important que chacun ait une vision claire de l’organisation des responsabilités, par exemple, plutôt que cette organisation soit très structurée mais mal comprise.
2– Le nombre des dimensions se réduit à six : Finalités, Responsabilités, Instances, Méthodologies, Comportement et indicateur.
Il devient possible de faire écrire à l’équipe projet à partir de cas réels, ses propres règles. Ce processus d’écriture permet non seulement que les règles élaborées soient conformes à la culture de l’organisation, mais en plus que chaque membre de l’équipe ait une vision claire de chaque règle, et fasse ainsi évoluer corrélativement son comportement faisant ainsi de ce processus un outil de changement puissant.
Parler cette nouvelle langue du « comment » n’est pas chose agréable pour les dirigeants car par définition lorsque j’apprends une nouvelle langue, je ne comprends pas tout, j’ai l’impression de faire beaucoup d’erreurs, ce qui est souvent le cas, et la plupart du temps, en bon professionnel, je n’aime pas ça. Une des beautés de l’élaboration de métarègles c’est de produire du « quoi », donc de rester partiellement dans le cadre de référence des dirigeants tout en produisant du changement (puisque la règle est nouvelle) et du « comment » (une règle c’est bien un processus au sens de Lenhardt). C’est donc une manière de les aider à penser « comment » en en diminuant la difficulté. Prenons un exemple concernant l’engagement budgétaire. Lorsque le comité de pilotage élabore une règle de fonctionnement sur le sujet, ils définissent bien le processus pour engager des dépenses, ce qui est bien du « comment » mais ils le font à partir du « quoi » c’est-à-dire une situation précise et familière. La difficulté et l’inconfort qu’il y a à changer de niveau sont donc atténués, et la règle est bien nouvelle (ce qui produit du changement, au moins de type I).
Pour accompagner la transition identitaire nous avons mis en place dans les groupes de travail des espaces qui visaient au-delà de l’élaboration, l’évolution des représentations que chacun se faisait de son travail. En cela nous nous appuyions sur les constats des psychosociologues comme quoi pour faire évoluer des représentations il est nécessaire qu’il y ait des temps en groupe où les personnes puissent dire leurs représentations, dire aussi leurs problèmes (ex-pression, sortir la pression) pour faire de la place à de nouvelles représentations et se confronter à celles des autres. Généralement avec mes anciennes représentations je porte une partie de ce qui protège ma propre estime de moi. Pour m’en défaire j’ai besoin de conditions favorables d’une part et d’entendre d’autres représentations d’autre part. Notre dispositif visa donc à créer ces dispositions en Copil, en Codir et en formation.
Résumons-nous : nos dirigeants sont pris dans une transition en partie identitaire et en partie technique pour passer d’une centration sur le « quoi » à une centration sur le « comment ». Elaborer des métarègles à partir de situations précises, aide à diminuer la marche technique. Parallèlement, pour aider cette transition identitaire nous nous appuyons sur des travaux de groupes visant à aider les personnes à changer leurs représentations d’une manière qui préserve leur estime d’elle-même et ainsi facilite la transition identitaire, plutôt que de viser la transmission ou la compréhension d’un corpus préétabli.
Emmanuel Mas
Références bibliographiques
JOLIVET, F., 2003, Vade Mecum, manager l’entreprise par projet, Paris, Editions EMS
LENHARDT, V. 1992. Les responsables porteurs de sens, Paris, INSEP Editions.
ROUCHY, J. C. ; SOULA DESROCHE, M. 2004. Institution et changement, Toulouse, érès.
Utilisation de l’outil
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