Les bénéfices de voir la France en deuil, une inspiration pour tous les dirigeants

logocercledesechos2Ini­tia­le­ment publié sur : http://lecercle.lesechos.fr/entreprises-marches/management/organisation/221172725/benefices-voir-france-deuil-inspiration-dirige

À cette heure, il règne en France une atmo­sphère de “sys­tème finis­sant” annon­cia­trice d’une tran­si­tion pro­fonde et nos diri­geants sont, disons-le, à la peine. Lais­sons un moment de côté cette moro­si­té et nos opi­nions per­son­nelles pour réflé­chir aux éclai­rages que cette situa­tion per­met d’apporter aux dirigeants.

Il était une fois une orga­ni­sa­tion appe­lée France, dont le patron, élu, appe­lé “pré­sident”, recueillait la pire popu­la­ri­té de l’histoire de la cin­quième répu­blique. Il suc­cé­dait à un homme qui avait sus­ci­té le cour­roux de la France ; celle-ci croyant qu’en chan­geant l’homme elle amé­lio­re­rait sa situa­tion, l’avait alors congé­dié. En cela, elle sem­blait suivre une ten­dance trou­blante des orga­ni­sa­tions : ses voi­sins congé­diaient de même et cer­taines entre­prises mon­traient le che­min. Ain­si Accor venait de limo­ger une seconde fois, en deux ans, son PDG dont les admi­nis­tra­teurs expli­quaient pour­tant qu’il avait été très méri­tant et res­pec­tueux des objec­tifs, tout comme son pré­dé­ces­seur. Lorsque les pers­pec­tives ne sont pas bonnes, chan­gez le patron ! Aujourd’hui, si la France le pou­vait, remer­cie­rait-elle à nou­veau l’actuel président ?

Un moment, encore gar­dons de côté nos inter­pré­ta­tions per­son­nelles pour écou­ter ce que dit le pays. Émo­tion­nel­le­ment les popu­la­ri­tés exé­crables des pré­si­dents suc­ces­sifs peuvent s’interpréter comme l’expression de sa colère contre ses diri­geants. Aujourd’hui, l’ambiance a tour­né à la déprime : la France est triste et le prin­temps long­temps tar­dif n’est pas seul res­pon­sable. Tris­tesse, colère… déni, mar­chan­dage… Cette phase de tris­tesse suc­cé­dant à la colère rap­pelle l’amorce d’un cycle de deuil, alter­nance émo­tion­nelle mise en évi­dence par Éli­sa­beth Kübler-Ross (1) dans les années 60 lorsqu’elle accom­pa­gnait des per­sonnes en fin de vie. Point clef pour la suite, elle mon­tra que ce cycle qui se tra­verse par aller-retour et sans ordre éta­bli doit se par­cou­rir inté­gra­le­ment pour arri­ver à l’acceptation du deuil, en l’occurrence celui de sa propre mort.

À la recherche du déni, consi­dé­rons avec Jean-Marc Vit­to­ri (2) les ori­gines pro­fondes de la crise dans le pre­mier choc pétro­lier, il y a trente ans. Nous pou­vons alors envi­sa­ger la rela­tive inac­tion poli­tique face à nos grands dés­équi­libres comme une longue phase de déni de réa­li­té ; déni d’un monde qui change, quit­tant celui des trente glo­rieuses éco­no­miques pour un ave­nir à écrire. Sui­vant ce point de vue nous pou­vons voir les grandes convul­sions qui secouent régu­liè­re­ment la France lorsqu’elle essaye de se confron­ter au pro­blème, en décembre 1995 comme aujourd’hui, comme des phases de mar­chan­dages, paren­thèses inef­fi­caces au cours de ce long déni.

La France serait donc en deuil et, si elle ne court pas de dan­ger mor­tel pour l’instant, l’expérience montre que dans les situa­tions de chan­ge­ment pro­fond, les orga­ni­sa­tions, et bien sûr les hommes qui les consti­tuent, font face à des deuils d’une inten­si­té aiguë. Nous serions col­lec­ti­ve­ment en train de faire le deuil d’un Ancien Monde et, de ce fait, mis face à l’inconnu d’un monde à créer, à réin­ven­ter. Col­lec­ti­ve­ment nous n’arrivons pas à nous résoudre à la fin de ce monde pas­sé, car seul le retour régu­lier du réel, comme des “coups frap­pés à la porte du mal­heur” (3), semble nous per­mettre de regar­der, un moment, la réa­li­té en face.

Que l’on pense par exemple à 2008 lorsque les frères Leh­man lâchés par leur ancien concur­rent deve­nu Secré­taire au Tré­sor déclen­chèrent un cata­clysme éco­no­mique mon­dial, ou plus près de nous lorsque de vio­lents sou­bre­sauts secouèrent nos voi­sins grecs ou espa­gnols. Si la France navigue dans ce cycle de deuil, “les coups” frap­pés par le réel l’aident à en fran­chir les phases suc­ces­sives et la colère pas­sée comme la tris­tesse actuelle s’interpréteront alors comme le signe d’une pro­gres­sion vers l’acceptation.

L’analyse pour habile qu’elle soit aurait-elle une quel­conque uti­li­té pour les diri­geants ? Le monde change, per­sonne ne sait vers quoi nous allons, nous savons tous que nous avons quelque chose à perdre et les diri­geants ne peuvent répondre à nos demandes. Que pour­raient-ils bien faire ? Rien ? Vrai­ment ? Selon Alexandre Jar­din (4), la pra­tique de la com­mu­ni­ca­tion de nos diri­geants “se sub­sti­tue à la trans­for­ma­tion des faits”. Il invite nos diri­geants à être plus “réels, incar­nés, non tru­qués”, posant que “sans lea­der inten­sé­ment réel, pas d’action réelle”. Le réel à nou­veau, non pas à l’extérieur, mais à l’intérieur des per­sonnes cette fois. Alors, pour­sui­vant son rai­son­ne­ment, si nos diri­geants pou­vaient deve­nir un peu plus “réels” pour nous aider à tra­ver­ser ce chan­ge­ment, alors la France, nous, pour­rions sor­tir de cette déprime avant les trente pro­chaines années.

Dif­fi­cile à croire ? Effec­ti­ve­ment… Nous avons cha­cun notre vision de la situa­tion, notre avis sur ce qu’il s’agirait de faire, notre opi­nion sur le pré­sident et aus­si nos atta­che­ments selon que nous aurons voté pour lui ou pour un autre… En lisant cet article des réac­tions, des cri­tiques, des contre-exemples vous sont sans doute venus à l’esprit. Issues de vos convic­tions sur la situa­tion ces pen­sées ne vous auraient-elles pas (un peu) détour­nés de l’écoute de la thèse pro­po­sée ? Exac­te­ment comme les diri­geants d’organisations (ou de pays) qui changent nous sommes vic­times de nos biais (5), impré­gnés de notre propre point de vue. Exac­te­ment comme cela nous gêne dans notre écoute, cela les gêne, les détourne du réel, à la fois du leur et de celui de leur organisation.

Pour pou­voir écou­ter réel­le­ment ce que le pays ou l’organisation a à dire les diri­geants auront donc à lais­ser de côté pour un temps leur propre point de vue ; ce n’est pas tou­jours facile, d’autant moins en situa­tion de res­pon­sa­bi­li­té. Pour­tant, pour des rai­sons qu’il n’est pas à pro­pos de détailler ici, nous pou­vons pen­ser qu’ainsi ils joue­raient plei­ne­ment leur rôle qui n’est pas d’éviter les mau­vaises émo­tions ni de les refou­ler, mais bien de conduire l’institution dont ils ont la charge à bon port. Arri­vés à bon port, ils retrou­ve­ront alors les résul­tats, ou la popu­la­ri­té c’est selon, qui leur sont si chers.

Est-ce si dif­fi­cile ? Eh bien oui, il faut le dire, car cela demande un deuil per­son­nel, qui répond en miroir à celui de l’organisation (ou du pays) et qui sol­li­cite le cou­rage de l’affronter, de s’affronter. Que ce soit le deuil de savoir (com­ment faire, où l’on va) ou le deuil de pou­voir (trans­for­mer les choses, atteindre les objec­tifs), les deuils les plus com­muns chez les diri­geants appa­raissent non seule­ment dif­fi­ciles, mais ris­qués pour leur popu­la­ri­té. Cette impo­pu­la­ri­té réelle ou fan­tas­mée rajoute à la nature désa­gréable et dou­lou­reuse du deuil.

Dans les orga­ni­sa­tions, nous consta­tons que ce cou­rage dont les diri­geants font preuve en bra­vant le réel se com­mu­nique à l’organisation et qu’une fois enga­gée l’action s’avère moins dou­lou­reuse qu’anticipée. Pour reprendre les mots d’Alexandre Jar­din, “com­mu­ni­quer” fer­ra appa­raître les diri­geants comme des “marion­nettes”, dire et “trans­for­mer le réel” les fer­ra “lea­ders”.

Sou­hai­tons que les béné­fices qu’apporte cette manière de voir puissent ins­pi­rer les diri­geants des orga­ni­sa­tions comme ceux de notre pays.

(1) Voir sa notice bio­gra­phique http://fr.wikipedia.org/wiki/Elisabeth_Kübler-Ross ou la des­crip­tion du cycle de deuil ins­pi­rée par les tra­vaux de Fran­çois Délivré : ‎http://prometheia.fr/Project/test/wp-content/uploads/…/le-cycle-du-deuil.docx

(2) Voir l’excellent papier La crise de 30 ans, Jean-Marc Vit­to­ri in Les Échos 2 juillet 2012, http://www.lesechos.fr/02/07/2012/LesEchos/21217–066-ECH_la-crise-de-trente-ans.htm

(3) L’on aura recon­nu la phrase de clô­ture de la pre­mière par­tie de L’étranger d’Albert Camus.

(4) Cette cita­tion ain­si que toutes celles qui ne sont pas anno­tées vient de l’éditorial Une étrange irréa­li­té Gagne le pays, Alexandre Jar­din, l’opinion n3 du 17 mai 2013 : http://www.lopinion.fr/17-mai-2013/cette-etrange-irrealite-qui-gagne-pays-236

(5) Repre­nant le concept de Daniel Kah­ne­man sur les biais cog­ni­tifs. Pour une des­crip­tion de leur appli­ca­tion dans la réflexion des diri­geants voir l’article d’Olivier Sibo­ny http://www.mckinsey.com/insights/strategy/the_case_for_behavioral_strategy