Le courage de l’alignement

Article ini­tia­le­ment publié dans Fuel en juin 2019 : Down­load article in pdf

 Sou­vent nos clients nous sol­li­citent pour aug­men­ter l’alignement de leurs équipes. Afin d’élaborer une vision, de défi­nir une nou­velle stra­té­gie ou de conduire une trans­for­ma­tion, ils ont besoin d’alignement. Pour­quoi un tel besoin ? Quels ingré­dients se révèlent néces­saires pour réus­sir ? Je répon­drai à ces ques­tions en m’inspirant de l’exemple de PwC France et Afrique Fran­co­phone, une firme de 5000 per­sonnes où l’alignement est vital du fait de sa struc­ture de gou­ver­nance très plate, co-diri­gée pari­tai­re­ment par 300 asso­ciés. Un de ses diri­geants, Ludo­vic de Beau­voir, ani­ma pen­dant trois ans avec le Comex de nom­breuses dis­cus­sions d’alignement pour éla­bo­rer une nou­velle stra­té­gie plu­ri­dis­ci­pli­naire arti­cu­lant les métiers de la firme : l’audit, le conseil et les ser­vices d’avocats. De cette expé­rience et de mes obser­va­tions nous tire­rons une recette ain­si qu’une conviction.

L’alignement des équipes de direc­tion n’est ni abso­lu ni natu­rel. Une étude du MIT[i] met en évi­dence que par­mi les diri­geants et cadres, seuls un petit tiers (28% dans leur échan­tillon) peuvent citer trois des cinq prio­ri­tés stra­té­giques de leur orga­ni­sa­tion. Au sein de l’équipe diri­geante, cette pro­por­tion ne monte qu’à la moi­tié (51%). L’alignement ne va donc pas de soi. Il faut dire qu’il n’est pas néces­saire non plus sur tous les sujets. Comme le dit Ludo­vic de Beau­voir « le besoin d’alignement se concentre sur les sujets trans­ver­saux » car ces sujets trans­verses demandent une coor­di­na­tion des actions qui n’est pas naturelle.

Le faible ali­gne­ment, à 51%, des diri­geants sur les prio­ri­tés stra­té­giques n’en reste pas moins sur­pre­nant. En effet, dans toutes les orga­ni­sa­tions du monde, les sujets stra­té­giques sont dis­cu­tés en équipe de direc­tion. Ces dis­cus­sions n’assureraient donc pas méca­ni­que­ment l’alignement ? J’observe que sur ces sujets déli­cats les dis­cus­sions res­tent sou­vent en sur­face et sans suite, ce qui va de pair. Pour Ludo­vic de Beau­voir, sur les sujets stra­té­giques, « [lorsque] tu dis­cutes, per­sonne ne te dira spon­ta­né­ment qu’il n’est pas d’accord. Après quand tu vas un peu plus loin et que tu pro­poses des actions, c’est là que ça com­mence à grat­ter ». J’ai obser­vé ce phé­no­mène dans de nom­breuses orga­ni­sa­tions et tou­jours les membres de l’équipe recon­naissent et déplorent ce qu’ils nomment l’« évi­te­ment convi­vial » ou le « consen­sus mou ». Quel que soit son nom, ce phé­no­mène, per­met d’éviter d’aborder les désac­cords, empê­chant par la même occa­sion de s’ajuster. Mal­heu­reu­se­ment la conscience du phé­no­mène reste insuf­fi­sante pour le faire ces­ser. L’inertie qui ramène natu­rel­le­ment une équipe vers un point consen­suel et confor­table est tel­le­ment forte qu’elle s’apparente à la loi de la gravité.

Fixer les prio­ri­tés n’est pas consensuel

Pour­quoi une telle pesan­teur à entrer dans le vif du sujet ? Par­lons net, les sujets stra­té­giques, qui demandent une coor­di­na­tion, ne peuvent être consen­suels. Cha­cun porte une « bonne rai­son » d’agir comme il le fait et cer­tains vont devoir y renon­cer. Pour un res­pon­sable, accep­ter qu’une acti­vi­té impor­tante dont il a la charge ne soit pas choi­sie comme prio­ri­té stra­té­gique du fait de son faible poten­tiel de crois­sance ou de son image sur le mar­ché res­te­ra tou­jours dif­fi­cile. Par exemple chez PwC lorsqu’il fal­lut choi­sir sur quels seg­ments « faire la crois­sance et donc les inves­tis­se­ments pour faire la crois­sance, il y eu néces­sai­re­ment des délais­sés ». Prio­ri­ser c’est choi­sir, choi­sir c’est renon­cer et dans ces renon­ce­ments col­lec­tifs, cer­tains perdent, d’autres gagnent. Depuis les tra­vaux du prix Nobel Daniel Kah­ne­man[ii], nous connais­sons notre aver­sion natu­relle à la perte. Nous avons par­fois peur ne serait-ce que d’envisager de réflé­chir à l’éventualité d’une perte. Ini­tier une dis­cus­sion d’alignement mobi­lise donc beau­coup de courage.

Chez PwC, l’alignement était requis. De nom­breuses dis­cus­sions appro­fon­dies furent ani­mées, où cha­cun prit le temps de s’approprier le contexte, les enjeux, les consé­quences pour son dépar­te­ment, son équipe, pour lui. Ces dis­cus­sions consti­tuèrent d’excellentes occa­sions pour expri­mer réac­tions, incom­pré­hen­sions et doutes. La struc­ture de gou­ver­nance plate à déci­deurs mul­tiples les ren­dait néces­saires. Avec un peu de cou­rage serait-il pos­sible de s’en affranchir ?

Pour répondre à cette ques­tion, ana­ly­sons un sys­tème très hié­rar­chique où le cou­rage ne manque pas, les pom­piers de Paris. Cette orga­ni­sa­tion mili­taire fait repo­ser la sécu­ri­té de ses hommes sur leur obéis­sance stricte à leur chef direct. Une manière d’obtenir l’alignement immé­dia­te­ment : face au dan­ger pas le temps de dis­cu­ter. A l’exact oppo­sé du sys­tème très plat du part­ner­ship de PwC, les pom­piers reven­diquent ce sys­tème hié­rar­chique dont ils sont fiers. Un détail me frap­pa lors du sau­ve­tage de la cathé­drale Notre-Dame : lorsque le géné­ral Jean-Claude Gal­let prit la déci­sion la plus dif­fi­cile de cette nuit-là, il prit le temps de cher­cher l’accord de ses hommes, de véri­fier leur ali­gne­ment dirait-on dans une entre­prise. Pour sau­ver la tour nord tou­chée à son tour par les flammes, il déci­da, vers 21h30, d’envoyer une équipe à l’intérieur de cette tour arro­ser la base du feu au plus près du bra­sier. Cette équipe allait ris­quer sa vie sur un plan­cher de bois ren­du instable par la forte cha­leur, sans pos­si­bi­li­té d’évacuation ni d’arrimage en cas d’effondrement. Tout le monde savait cette déci­sion indis­pen­sable à la réus­site de l’opération. Le géné­ral aurait pu ordon­ner, il en avait le pou­voir. Il avait éga­le­ment le res­pect de ses hommes car mon­té par le rang il avait pris sa part de risques. Pour­tant loin d’ordonner, il cher­cha l’alignement, il prit le temps, au milieu de l’urgence, de lais­ser à cha­cun la liber­té de dire oui ou non. « Si le risque n’est pas consen­ti, il y a perte de confiance »[iii]. Belle leçon pour notre sujet : lorsque les per­sonnes ont quelque chose à perdre, même si elles sont cou­ra­geuses, aller cher­cher leur consen­te­ment nour­ri­ra leur confiance et leur pleine adhé­sion. La même méca­nique que pour PwC.

Résu­mons-nous : l’alignement des équipes de direc­tion ne va pas de soi, il est réser­vé aux sujets trans­verses, qui demandent la coopé­ra­tion. Ces sujets ne sont pas simples à abor­der, car cer­tains devront renon­cer à l’issue de la dis­cus­sion. S’aligner demande donc de mobi­li­ser le cou­rage de renon­cer en allant cher­cher le consen­te­ment qui nour­ri­ra la confiance.

Com­ment pro­cé­der concrè­te­ment ? En obser­vant Ludo­vic de Beau­voir et d’autres agir, j’ai iden­ti­fié un « mode opé­ra­toire » qui aide à mobi­li­ser ce cou­rage de s’aligner. Il com­porte cinq étapes.

Pre­mière étape, pré­pa­rer son avis de manière appro­fon­die. Le por­teur de la réflexion, car il en faut un, doit s’investir dans l’instruction préa­lable. « Je consi­dère que mon rôle est d’anticiper, de chal­len­ger, de secouer le coco­tier », rap­porte notre témoin.

Deuxième étape, pen­ser la péda­go­gie pour aider les autres à réflé­chir. Tous les sujets com­plexes demandent de l’instruction pour entrer dans la réflexion, nous venons de le voir. Pour « embar­quer les gens dans sa réflexion », il fau­dra réflé­chir de manière dis­tincte à la péda­go­gie, afin d’abaisser leur seuil d’accès au sujet. Cette clar­té du sens éclai­re­ra le renon­ce­ment éventuel.

Être prêt à renoncer

Troi­sième étape, se pré­pa­rer à lâcher sa convic­tion si dure­ment for­gée. En même temps que le por­teur affiche clai­re­ment ses convic­tions, il doit être prêt à renon­cer à ses propres idées. Son inves­tis­se­ment aide­ra les autres à entrer dans une réflexion qu’ils fuient. Son renon­ce­ment faci­li­te­ra leur propre renoncement.

Qua­trième étape, affron­ter avec cou­rage les conver­sa­tions déli­cates en pre­nant bien soin d’aider cha­cun à se construire son avis avant d’entrer dans la confron­ta­tion des points de vue. L’échange basé sur la pré­pa­ra­tion per­met­tra qu’« on dis­cute, on casse, on éla­bore ». Le por­teur sera ame­né à renon­cer à ses idées, on l’a vu. Mais plus lar­ge­ment, pour réus­sir ce type de conver­sa­tions, les moda­li­tés seront séquen­cées pour per­mettre à cha­cun d’entrer dans le sujet, d’élaborer son avis puis de l’exprimer pour enfin l’ajuster dans une confron­ta­tion effi­cace. Court-cir­cui­ter une seule par­tie de cette séquence amè­ne­ra des blocages.

Cin­quième étape, enfin, mettre en place un sui­vi car ces dis­cus­sions dif­fi­ciles se retrouvent rapi­de­ment diluées dans « le quo­ti­dien ». Le plus impor­tant à mes yeux consiste à envi­sa­ger ce sui­vi comme un sou­tien à une mise en place déli­cate plu­tôt que comme un froid contrôle d’avancement. Quelle que soit sa forme, le sui­vi res­te­ra néces­saire pour évi­ter que ces dis­cus­sions res­tent « de belles paroles ».

L’alignement com­plet, vue de l’esprit

Alors bien enten­du « l’alignement com­plet reste une vue de l’esprit car tout le monde ne peut pas être ali­gné sur tout », pour­tant ces dis­cus­sions sont vitales en période de trans­for­ma­tion car elles per­mettent de dépas­ser l’accord de prin­cipe. Comme elles requièrent temps et éner­gie, elles res­te­ront réser­vées aux sujets clefs. Mais lorsque l’enjeu est de taille, ne les esqui­vez pas. Votre cou­rage sera récompensé !

[i] Etude réa­li­sée sur 124 entre­prises dont les prin­ci­paux résul­tats sont dis­po­nibles en ligne sur https://sloanreview.mit.edu/article/no-one-knows-your-strategy-not-even-your-top-leaders/

[ii] Sys­tème 1, Sys­tème 2 les 2 vitesses du cer­veau de Daniel Kan­ne­mann et Tvers­ky, ou plus spé­ci­fi­que­ment busi­ness Vous allez com­mettre une ter­rible err­reur, de Oli­vier Sibony.

[iii] Notre-Dame : le secret de la vic­toire des pom­piers, Les Echos 24 avril 2019.