Les organisations sérieuses sont-elles vraiment soumises aux malentendus émotionnels ?
Un collègue qui énerve — la CIA — Le 11 septembre 2001
Nous avons vu que la peur de parler pouvait avoir des conséquences dramatiques dans un avion en situation d’urgence. Certains ne sont pas convaincu que cela soit généralisables aux « conséquences des émotions dans les organisations » car une petite équipe n’est pas une organisation. Et puis « vous généralisez à émotionnel alors que je n’ai pas peur de parler moi ! ». Les organisations sérieuses et professionnelles ne seraient donc pas concernées. Je comprends ces arguments car j’ai longtemps douté de la généralisation du malentendu émotionnel aux grandes organisations sérieuses jusqu’à ce que je rencontre cet exemple dramatique :
Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait le 11 septembre 2001. C’était un jeudi. En ce qui me concerne, nous étions en train de concevoir un nouveau logiciel d’apprentissage lorsque notre responsable des animations pédagogiques nous interpella vivement. Il avait pris cette habitude de nous faire partager ses découvertes et mieux valait se rendre à son invitation sous peine de le démoraliser. Grâce à lui je fus témoin en direct de la percussion de la seconde tour du World Trade Center par un avion de ligne ce terrible jeudi 11 septembre 2001. Assez rapidement plusieurs voix se firent entendre pour blâmer la CIA de n’avoir pas prédit de tels attentats. Moi-même je doutais, même si je ne crois pas aux affirmation définitives du genre « ils sont nuls à la CIA ». Et j’avais raison, la réalité est plus complexe. Le 4 décembre 1998, le directeur de la CIA de l’époque, Tenet, déclarait dans un mémo largement diffusé « Nous sommes en guerre contre Al QAi’da ». Conséquence de cette déclaration, il renforça la cellule nommée Alec Station qu’il avait créée en 1996 pour étudier spécialement Bin Laden. En 1999 elle regroupait 40 analystes qui avaient été séparés de Langley afin d’éviter l’étouffement bureaucratique. Trois décisions dans les règles de l’art de la conduite du changement. Quelques mois avant le jour tragique, Michael Scheuer le chef de la Alec Station, fut muté à titre disciplinaire comme bibliothécaire junior. Sa faute ? Persuadé que Bin Laden préparait une action d’envergure sur le sol des Etats-Unis il cherchait depuis plusieurs mois à se faire entendre. N’y arrivant pas il envoya à toute la direction de la CIA d’un mémo expliquant les risques importants pour les USA que faisait porter l’organisation de Bin Laden. Emporté par sa fougue et la frustration de jouer les Cassandre, il ajouta un paragraphe détaillant les 10 choses que la CIA devait changer. Il avait court-circuité 6 niveaux hiérarchiques, cumulant ainsi les maladresses. Il fut sermonné puis bibliothécarisé. Pourtant il ne faisait que son devoir. Malheureusement pour lui, non seulement la CIA possède une culture très consensuelle qui l’empêche de comprendre les arguments non consensuel d’un obscur analyste sur les ressorts des motivations de fanatiques islamistes. Mais pire que cela, Michael Scheuer avait une personnalité qui ne « collait pas », ses collègues le considérait comme un « zélote », « dysfonctionnel », dont « la personnalité difficile minait l’efficacité ». Personne ne pouvait sérieusement écouter cet illuminé, dont l’équipe composée majoritairement de femmes dans une institution masculine, ne pouvait pas prétendre réellement être prise au sérieux. Comme Lendenhall dans le vol 173 pour Portland, Scheuer n’a pas su se faire entendre. Pas par peur de parler, au contraire, par son zèle à le faire. Et comme le pilote McBroom, Tenet n’a pas su écouter, gâchant ainsi les brillantes décisions qu’ils avaient enchaînées depuis cinq ans.
Si vous souhaitez comprendre le phénomène dans toute sa complexité je vous recommande l’excellent travail des deux universitaires rigoureux et talentueux, Jones et Silberzahn et leur ouvrage Constuire Cassandre[i] . Ils précisent de nombreux éléments à charge et à décharge. Ce que je retiendrais comme contribution au funeste résultat c’est que le spécialiste du sujet, reconnu pour avoir une personnalité difficile, fut nommé sans « interprète » pour l’aider à naviguer dans l’organisation. Sa personnalité difficile et exaltée fut rendue encore plus « zélée » par l’incompréhension de la cause qu’il servait. Et ce « zèle » fut source de son rejet lorsqu’il tira le signal d’alarme d’une manière inefficace. A la fin de l’histoire une grande organisation ratait doublement ses objectifs de protection du pays et de « guerre contre Al Qai’da », parce qu’un directeur et un Cassandre, n’avaient pas réussi à se comprendre alors qu’au fond d’eux-mêmes ils poursuivaient le même but.
Mes observations auprès plus de 100 groupes de travail totalisant un peu moins de 3000 h d’observations au sein de 45 entreprises différentes rejoignent toutes ces conclusions. Le malentendu constitue un défi au fonctionnement des organisations. Une de ses racines, pas la seule nous le verrons, se niche dans la capacité de gestion émotionnelle des acteurs.
Si ce cas vous a fait penser à des collègues ou des dirigeants, vous vous demandez sûrement comment faire ? Les former ? Mais cela peut prendre plusieurs années ! Qu’ils changent de mindset ? Mais comment fait-on cela ?
Dans certains cas l’on peut trouver des raccourcis antifragiles pour répondre au problème.
A suivre…
Prochaine formation sur la transfo antifragile les 10 et 11 octobre.
[i] Constructing Cassandra, Reframing intelligence Failure at the CIA 1947–2001, Milo Jones et Philippe Silberzahn. C’est moi qui traduit